Le 14 septembre 2024, Jimmy Chérizier dit ‘Barbecue’ (pour sa propension à brûler vif les gens), ancien policier ripou devenu chef de la coalition des gangs qui terrorisent Port-au-Prince (alliance mafieuse anciennement appelée ‘G9’ et désormais – ça ne s’invente pas – ‘Vivre ensemble’ – ‘Viv Ansanm‘ en créole haïtien) publiait une vidéo sur sa chaîne Whatsapp. Toujours en quête puérile de reconnaissance, il y fanfaronnait en présentant des cadeaux offerts par des journalistes de l’agence de presse londonienne Reuters. Des cigarettes, de l’alcool, des… cagoules. Scandale immédiat, tempête autour de la prestigieuse agence qui promettait une enquête interne, tant la déontologie journalistique et l’éthique semblaient piétinées par ces cadeaux hors-sol offerts, après une interview, à un criminel sanctionné autant par l’O.N.U que par les États-Unis (gel des avoirs, interdiction du territoire) pour ses atrocités. Les journalistes incriminés de devoir être exfiltrés fissa d’Haïti face à la colère et aux risques réels de représailles.
Widlore Mérancourt, rédacteur en chef du très suivi média haïtien en ligne AyiboPost * et contributeur régulier au Washington Post de relayer le 18 septembre cette information dans un article intitulé ‘Controverse sur les cadeaux des journalistes de Reuters à Barbecue’.
Ne se contentant pas de reprendre la dépêche, le journaliste haïtien reconnu pour son sérieux et son intégrité de s’interroger sur les pratiques des grands médias étrangers dès lors qu’ils souhaitent entrer dans les zones tenues par les gangs ou/et interviewer les chefs de ces mafias désormais toutes puissantes.
Se basant sur les témoignages de confrères au fait des mauvaises habitudes adoptées par certains médias internationaux en quête d’une dose de sensationnalisme à ramener, un véritable marché créé autour de ces demandes.
Les gangs haïtiens ne versant absolument pas dans le bénévolat.
Révélant le prix de l’accès à ces hors-la-loi sanguinaires (des prix qui peuvent monter jusqu’à 10.000 dollars !) et la méthode totalement hypocrite employée par les journalistes étrangers pour ne pas être accusés de collusion (payer un fixeur qui joue l’intermédiaire et s’occupe de tout, et non le gangster directement. Même si le fixeur devra partager les sommes reçues avec l’assassin).
L’enquête de Widlore Mérancourt de viser juste puisque, le 25 septembre 2024, Chérizier de publier une nouvelle vidéo, adressée cette fois directement au journaliste. Le menaçant ad personam pour avoir… fait son travail de journaliste.
« Je viens pour toi. Souviens-toi de mes paroles : il y a des gens avec qui tu ne veux pas t’attaquer. Tu pourrais être dans ta salle de bain et une voiture pourrait s’écraser sur toi. »
Glaçante diatribe du potentat local. Plus qu’une mise en garde : une condamnation.
Dans un pays dont l’État est à terre et dont de nombreux représentants sont suspectés d’être proches des gangs, même s’il a reçu le soutien de l’américain CPJ (Comité pour la Protection des Journalistes), le professionnel se retrouve bien seul face à la menace.
Mercredi 19 mars 2025, grand messe du 20h, TF1. Le présentateur s’avance face caméra, air gourmand de circonstance, celui qui sied aux coups : « Et maintenant, un reportage exceptionnel sur les gangs en Haïti, l’un des pays les plus pauvres au monde ! »
Le ton est donné : on ne va pas faire dans la dentelle.
Mais ne tombons pas des nues, feu Étienne Mougeotte (l’ancien numéro 2 de la chaîne privée la plus puissante d’Europe) avait prévenu dès 2004 : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau disponible. » Dont acte.
Le gros rouge qui tâche était donc prévisible. Flingues, pauvreté et pleurs sous le soleil des Caraïbes, top départ !
Mais pour qui s’intéresse à l’actualité mouvementée de la « première république noire » et à sa richissime littérature – tel l’auteur de ces lignes – le documentaire restait immanquable.
La capitale étant tenue à plus de 85% désormais par les bandes armées, les images en provenance de Port-au-Prince sont en effet devenues rarissimes.
Et elles étaient saisissantes, les images (n’était-ce pas le but ?). Lire les méfaits de ceux qui entendent contrôler la capitale – puis à moyen terme tout le pays – est une chose. Voir ces bandits sans foi ni loi et de plus en plus jeunes déambuler en mode dilettante, kalachnikovs en mains au milieu de bâtiments éventrés dans des quartiers vidés de leurs habitants, tout puissants depuis l’assassinat du président-autocrate Jovenel Moïse en 2021 (dont ils étaient en partie le bras armé officieux), en est une autre.
Il est important tout d’abord de souligner le cran du reporter Michel Scott (également chef du service étranger de la première chaîne) et de son équipe. Le courage et les nerfs ne doivent pas manquer l’appel lorsque l’heure est venue de côtoyer des brigands qui violent, exécutent, brûlent, découpent femmes, enfants, personnes âgées et hommes en toute impunité, quand bon leur semble. Un million de déplacés déjà (chassés de leurs maisons par ces gangs ultra-brutaux) depuis le début de cette guerre civile qui ne dit pas son nom.
Mais prendre tant de risques, déployer tant de moyens pour aboutir à tel montage… L’accumulation de scènes chaotiques sans aucune mise en relief, sans aucun rappel historique, pincée de vaudou par-dessus pour faire frissonner sur les canapés hexagonaux, de devenir vite en effet – pour le moins – irritant.
Pourquoi Haïti est « l’un des pays les plus pauvres au monde » ?
Quels sont les rapports de l’ancienne plus rentable colonie tricolore avec la ‘patrie des Droits de l’homme’ (esclavagiste tout de même) ?
Quels sont les causes de la dégringolade de la première nation noire (1804) à avoir brisé ses chaînes par elle-même (victoire de Vertières contre Napoléon) ?
Quel poids a pesé la « dette de l’Indépendance » exigée par Charles X pour dédommager les colons (les intérêts de cette double rançon courront jusque dans les années 1950 auprès des banques tricolores) dans l’échec de l’installation de bases étatiques solides et pérennes ?
Tenir 40 min sur Haïti sans jamais prononcer le nom de la France : l’exploit mérite d’être souligné. À défaut du Pulitzer au moins une médaille olympique, catégorie gymnastique !
Comment les armes entrent-elles, qui sont les expéditeurs ?
« Elles viennent du port, lieu de tous les trafics », nous explique doctement le reportage. Oui, elles ne tombent pas du ciel ni ne poussent au pied des palmiers royaux, le spectateur s’en doutait.
Les États-Unis, après l’occupation du pays de 1915 à 1934 dans le but non-avoué de modifier une Constitution haïtienne qui interdisait aux étrangers d’y posséder des terres, le soutien en pleine Guerre Froide aux dictateurs Duvalier père et fils et à leurs redoutables tontons macoutes de 1957 à 1986, leur main-mise sur la politique caribéenne – proximité de la rouge Cuba oblige – et le maintien d’une main-d’oeuvre proche à moindre coût, les États-Unis, donc, ne seront évoqués dans le reportage que comme terre promise via les foules désespérées se pressant chaque matin contre les grilles de l’ambassade, en quête de visas.
Aucun mot au passage sur la politique de Trump, qui légitime une véritable chasse aux migrants haïtiens aux frontières étoilées. Pas plus d’allusion aux conséquences de la décapitation par la même administration de l’USAID, l’Agence des États-Unis pour le développement international. Ni même sur la réinjection dans les entreprises de l’Oncle Sam, en circuit fermé plutôt que directement aux nationaux (cf la Fondation Clinton), des aides U.S humanitaires après le terrible séisme de 2010.
Non, travelling avant-arrière plutôt sur une tête de mort dans une rue port-au-princienne, « mise en scène d’une cérémonie vaudoue » nous explique gravement la voix off, musique d’ambiance intégrée.
Certes, nous ne sommes pas sur Arte mais, tout de même. Se plonger dans le maelström actuel sans évoquer le rôle passé et actuel de la première puissance mondiale, géographiquement proche : véritable prouesse journalistique !
Mais, après tout, la ligne éditoriale des rédactions est libre et ce billet ne se veut pas un billet d’humeur. Le courrier des téléspectateurs mécontents aurait suffi alors.
Non, le but n’est pas de jouer les contempteurs.
Les réponses seraient déjà audibles : « Mais au moins on en parle ! »
Comme s’il s’agissait d’une bonté, d’une obole médiatique, et que la France n’avait aucun rapport avec ce drame sanglant en cours qui risque de transformer la « Nation des écrivains » en vulgaire narco-État.
Ce billet est une interpellation directe :
TF1, avez-vous payé ‘Barbecue’, brute épaisse qui entend « remplacer l’État », décrète qui peut ou pas entrer au gouvernement, menace les journalistes qui lui déplaisent, ordonne des massacres (La Saline, 2018. Bel Air, 2019), déloge par la terreur les habitants de chez eux, jette des nourrissons vivants au feu, se vante de « distribuer la mort » ?
Avez-vous nourri la bête pour quelques images, promesse d’Audimat ?
Aucun Haïtien ne peut croire, en regardant ce reportage, que l’équipe de tournage a pu se déplacer sans encombre au sein des territoires volés par les bandes armées. Les journalistes français auraient alors été raccourcis à coups de machette, déchouqués (principe du pneu enflammé posé autour du cou de la victime, spécialité de ‘Barbecue’) en moins de deux.
Une autorisation s’est avérée – évidemment – indispensable. Autorisation, dans le langage des gangs, signifiant paiement.
Si tel a été le cas, à combien fut estimée par le gestionnaire de fortune de M. Chérizier l’interview du chef de la coalition par la première chaîne de France et d’Europe ?
Si tel a été le cas, pourquoi ne pas en informer les téléspectateurs français ?
Si tel a été le cas, pourquoi présenter la rencontre avec le psychopathe et ses porte-flingues comme un incroyable coup du hasard, « au détour d’une rue » ?
Les gangs vivaient déjà du pillage, du trafic de drogue, de l’appropriation, des contrats avec les pouvoirs politiques et économiques corrompus, du kidnapping.
Ils peuvent également à présent compter, comme l’a révélé le courageux mais abandonné à son sort Widlore Mérancourt, sur l’irresponsabilité totale et le manque d’éthique sidérant des grands médias internationaux. Prêts à pactiser avec le pire… pour quelques points d’audience.
Comment, alors, informer et enquêter en Haïti ?
Les témoins et les victimes des exactions des bandes armées ne manquent hélas pas.
Le travail de la FOKAL, des associations, la destruction du centre ARAKA, les prises de position engagées d’écrivains comme Gary Victor, Lyonel Trouillot, le maintien d’une vie culturelle riche en guise de résistance, Guy Régis Junior et le festival Quatre Chemins, une enquête sur le scandale PetroCaribe, etc etc : les angles ne manquent tout de même pas !
Et, bien entendu, la rencontre avec les journalistes haïtiens, tel Widlore Mérancourt, pour éclairer sur les enjeux, les tenants et les aboutissants. Plutôt que d’arriver en terrain conquis, avides d’images dignes des pires jeux vidéo de guerre.
Le monde, et Haïti en particulier, sont complexes. Les téléspectateurs français ne seraient pas aptes à appréhender cette complexité ?
Il est impératif d’abandonner ces rencontres avec des criminels qui surveillent leur communication, la gèrent telles des célébrités, utilisant les médias pour flatter leur ego, développer leur puissance et faire passer des messages.
Ainsi ce passage lunaire dans l’échange entre Chérizier et le journaliste :
– ‘Vivre ensemble’ est la coalition des gangs et…
– Non, non, pas du tout. Non, non. ‘Vivre ensemble’ est un parti politique. C’est un parti politique ! Il faut le dire, ça, vous devez le dire !
Michel Scott ne peut pas rebondir, contredire cette énormité (qui ne présage rien de bon en cas de proches élections), s’il veut ressortir indemne du quartier.
Ces noces scélérates entre bandits et journalistes étrangers en quête de sujets trash (et acceptant donc de se laisser piéger) n’apprennent rien aux téléspectateurs.
Mais, par contre, elles fragilisent encore davantage le travail des journalistes haïtiens. Quand elles ne les mettent pas en péril directement, ainsi Widlore Mérancourt.
Haïti se plaçant au troisième rang dans l’Indice mondial de l’impunité de la CPJ, les professionnels haïtiens de l’information n’avaient vraiment pas besoin de cela.
Pas plus l’équipe de TF1 que la chaîne elle-même ne sont des perdreaux de l’année.
Et tous connaissent ces règles non-écrites lorsqu’on se rend en reportage en Haïti.
Et tous, en professionnels informés, n’ignoraient rien de la polémique Reuters.
Si Haïti n’est pas officiellement en guerre civile, les exactions contre la population, elles, sont loin d’être latentes.
Venir filmer dans ce pays dont l’histoire se mélange tant à la nôtre (même si du côté français le refoulement de masse fonctionne à plein), mais qui est confronté en ce moment à d’immenses défis, exige un code de bonne conduite pour les médias. Et aussi – rêvons un peu – un minimum de respect et d’intérêt pour le travail dramatiquement dangereux des journalistes haïtiens.
Il n’est donc illégitime de reposer la question :
TF1, avez-vous rémunéré directement ou par le biais d’un fixeur local le plus dangereux chef de gang haïtien pour votre reportage ?
Augmentant alors le patrimoine du criminel le plus dangereux du pays ?
Une réponse attendue, qui se doit d’intéresser les téléspectateurs français. Autant qu’elle intéressera les Haïtiens au pays comme ceux de la diaspora. Et peut-être même l’Arcom. Voire le Quai d’Orsay.
– ‘Controverse sur les cadeaux des journalistes de Reuters à Barbecue’. Par Widlore Mérancourt, AyiboPost
* puisqu’il est ici question de déontologie, je précise que je contribue moi-même régulièrement sur AyiboPost, écrivant des critiques littéraires. Ce travail n’est pas rémunéré, s’effectue sur la base du volontariat. Je bénéficie ainsi d’un portail direct en Haïti et peux observer les réactions et les sujets brûlants qui préoccupent la population haïtienne, si rarement relayés en France.
Voir également :
– ‘Les Haïtiens le 9mm sur la tempe : pérenne indifférence française. Quelle « dette morale » ?’
– ‘Elle s’appelait Éliana Thélémaque’
– ‘Cathédrale des cochons’, Jean d’Amérique. Sur les corps des enfants, ils riaient
– ‘Araka : l’appel de Yanick Lahens. Prolonger l’esprit des Jeux jusqu’en Haïti ?’
– Plumes Haitiennes
— Deci-Delà —
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