Lors d’une visite au Cameroun, fin janvier, le ministre délégué français chargé de la Francophonie et des Partenariats internationaux, Thani Mohamed-Soilihi, s’est rendu sur le site de construction d’un énorme barrage hydroélectrique, à Nachtigal, à 70 km au nord-est de Yaoundé.
Avec le ministre camerounais de l’Économie, il a « lancé la dernière étape avant la mise en service » de l’édifice, a-t-il déclaré sur son compte X, saluant « une prouesse du savoir-faire français », et taguant Électricité de France (EDF), pilote de ce projet fortement appuyé par le Groupe de la Banque mondiale1.
Sans doute le ministre ignorait-il que ce barrage, construit sur le fleuve Sanaga, est devenu synonyme de cauchemar depuis le 30 août 2023 pour deux familles camerounaises. Ce jour-là, Victor Mpako et Laurent Embom, leurs fils employés sur le chantier, ont disparu dans un accident de bateau aux circonstances suspectes.
Plus d’un an et demi après les faits, Ruben Mpako, le père de Victor, dont le corps n’a jamais été retrouvé, est toujours sous le choc et à la recherche de réponses. « Je ne sais pas ce qui s’est passé. Personne ne me dit la vérité. Nous sommes dans une impasse », confie-t-il.
Chez EDF, une « solide culture santé-sécurité »
Victor Mpako, 30 ans, ingénieur de génie civil, avait à Nachtigal un poste de contrôleur qualité depuis mars 2022. Elève-ingénieur, Laurent Embom, 20 ans, était son stagiaire depuis le 1er août 2023. Tous deux étaient employés par la Camerounaise de construction du barrage de Nachtigal (CCN), un groupe d’entreprises créé par NGE (français), incluant BESIX (belge) et SGTM (Maroc), pour assurer le génie civil du projet.
Aux commandes de cet immense chantier : la Nachtigal Hydro Power Company (NHPC), dont EDF est l’actionnaire majoritaire (40 % des parts2). Pour EDF, qui a aussi fourni à NHPC une expertise technique dans le cadre d’un « contrat d’assistance », il s’agit d’une réalisation majeure : c’est sa vitrine africaine, avec laquelle le groupe a pu décrocher un second marché au Cameroun3 et espère en remporter d’autres sur le continent.
Le barrage de Nachtigal, qui est aujourd’hui en grande partie achevé et sera exploité par NHPC pendant trente-cinq ans, est aussi le plus gros projet hydroélectrique soutenu par la Banque mondiale en Afrique. L’institution financière joue, via ses filiales4, à la fois un rôle d’actionnaire de NHPC (20 %), de prêteur, de garant du projet et d’assureur.

Thani Mohamed-Soilihi, ministre délégué français chargé de la Francophonie et des Partenariats internationaux, le 29 janvier, sur le site de Nachtigal (Cameroun).
© X / @TMohamedSoilihi
Sur son site internet, EDF affirme qu’il y a sur le chantier, démarré en 2019 et où plus de 4 000 personnes ont travaillé au plus fort de l’activité, une « solide culture santé-sécurité » qui lui « a permis de totaliser plus de 15 millions d’heures de travail sans accident grave ». L’entreprise ne fait pas mention de celui qui s’est produit en août 2023. Le drame est également absent du Yearbook 2023 publié par sa filiale, NHPC, en janvier 2024, comme si rien n’était jamais arrivé.
Victor est mis dans une ambulance et disparaît
Que s’est-il donc passé le 30 août 2023 ? Ce matin-là, à 9 h 44, Victor Mpako envoie à son père une vidéo montrant qu’il part « contrôler le travail de l’autre côté de la réserve d’eau » du barrage, raconte Ruben Mpako. Ces images captées par Victor avec son téléphone durent trente secondes : il est à bord d’une embarcation, une sorte de barge, sur une étendue d’eau. Il se filme avant de diriger sa caméra vers les quatre collègues de CCN qui sont avec lui, dont Laurent Embom. Tous portent un gilet de sauvetage. Une cinquième personne, un sapeur-pompier, tient la barre du moteur. Ils sont donc six à bord. D’après une source interne à l’entreprise, le groupe se rend alors sur un flanc du barrage où une fissure a été constatée.
Quelques heures après, Ruben Mpako, qui habite à Douala, reçoit un appel téléphonique d’un collègue de son fils. Selon lui, le bateau a eu un accident et quelque chose d’anormal se produit : « Il dit que Victor est en train d’être mis dans une ambulance, qu’il l’a reconnu grâce à sa chasuble bleue – il était le seul à en porter une sur le bateau », se souvient Ruben Mpako. Son épouse et lui partent aussitôt pour Nachtigal, où ils arrivent à 4 heures du matin, le 31 août.

Le barrage de Nachtigal.
© NHPC
Sur place, ils ont la confirmation que l’embarcation a chaviré et apprennent que deux personnes sont portées disparues : Victor et son stagiaire. Commence alors pour eux une longue quête, semée d’embûches, de questions sans réponses et de faits troublants.
Ruben Mpako constate d’abord avec surprise que le directeur de projet de CCN, l’employeur de son fils et sous-traitant de NHPC, et le chef sécurité de l’entreprise sont absents – il ne les verra que trois jours après l’accident. Il demande à rencontrer les rescapés du naufrage, mais les responsables de CCN présents ne le lui permettent pas. Il ne parvient pas non plus à obtenir leur identité.
Aspiré par une vanne d’évacuation
Ce n’est que par hasard et au bout de plusieurs jours qu’il fait la connaissance des parents de Laurent Embom : « On me disait qu’ils n’étaient pas venus. À eux on expliquait que j’étais déjà reparti. Un jour, nous nous sommes croisés dans un restaurant et nous nous sommes rendus compte que nous vivions au même endroit sans le savoir », raconte-t-il. Les deux familles ont l’impression que sur le chantier tout le monde a reçu la consigne de se taire à propos de l’accident.
Les parents de Victor parviennent tant bien que mal à retracer le déroulement des événements. Ils comprennent que l’accident, qui aurait eu lieu à 11 h 50 alors que le bateau revenait vers son lieu de départ, a été provoqué par l’arrêt du moteur. La veille déjà, ce dernier avait eu un problème. D’après l’un de ses collègues, Victor doutait du sérieux de la réparation et avait hésité à monter à bord.
Dans un entretien accordé au journal camerounais EcoMatin en janvier 2024, Vincent Leroux, le directeur général de NHPC (filiale d’EDF), confirme qu’il y a bien eu une panne de moteur qui, selon lui, « n’aurait pas pu être anticipée ».
Le bateau se trouvait alors non loin d’une « passe d’évacuateur de crue », à savoir une vanne permettant d’évacuer le surplus d’eau du réservoir. Elle était ouverte et menaçait d’aspirer le bateau et de l’entraîner vers une chute d’eau et des rapides.
Ni groupe électrogène ni chaloupe de secours
Conscients du danger, Victor Mpako et ses collègues auraient aussitôt demandé à leur hiérarchie de la fermer. Sans effet : le groupe électrogène alimentant le système de fermeture se trouvait sur un autre site. Pour aller le récupérer, il aurait fallu envoyer un véhicule qui était à ce moment-là utilisé par le personnel parti au restaurant du chantier, situé à trois kilomètres de là… Ce sont du moins les explications fournies par un cadre de CCN à la famille Mpako. Aujourd’hui, à Nachtigal, des employés se demandent encore comment une passe d’évacuateur de crue a pu être laissée ouverte alors qu’une mission sur le réservoir était prévue.
D’après les éléments recueillis par Ruben Mpako, le pilote habituel de l’embarcation avait été licencié quelques jours plus tôt. Par ailleurs, les personnes à bord n’auraient pas été formées pour savoir comment réagir en cas d’accident. De plus, le chantier ne disposait apparemment pas de chaloupe de secours. Dans son plan de sécurité, CCN prévoit pourtant qu’un bateau doit être « présent […] avec un conducteur pour porter assistance aux personnes » en cas d’accident.
Afrique XXI a contacté CCN5 pour vérifier toutes ces informations, mais l’entreprise n’a pas réagi. De son côté, EDF renvoie vers sa filiale NHPC, qui n’a pas répondu précisément aux questions sur les circonstances du drame, mais a envoyé un court texte disant simplement que le bateau avait « chaviré » et affirmant que tout avait été fait pour organiser les secours.
Curieusement, le consortium a évoqué la présence de cinq personnes à bord du bateau alors que Victor Mpako en avait filmé six (lui compris) au début de l’expédition et qu’un salarié de CCN affirme qu’il y avait huit passagers, dont « un Blanc ». Au moins un article de presse de l’époque mentionne le chiffre de sept ingénieurs à bord, en plus du pilote.
« Nous sommes profondément désolés »
NHPC a tenu à préciser que ceux qui étaient sur le bateau étaient tous employés « directement par l’entreprise CCN », ajoutant que « NHPC et ses actionnaires n’ont aucun lien contractuel » avec eux.
Les documents publics concernant le projet, accessibles sur le site internet de la Banque mondiale, indiquent cependant que NHPC a l’obligation de s’assurer que la sécurité de tous les travailleurs du chantier, y compris ceux recrutés par ses sous-traitants, est garantie. La Banque mondiale a déclaré à Afrique XXI :
Nous sommes profondément désolés de cet accident tragique et nous adressons nos condoléances aux familles des victimes en ces temps difficiles. Nous prenons cette affaire au sérieux. Nous pensons que la société de projet, NHPC, est mieux placée pour répondre à vos questions, et vous pouvez vous adresser directement à elle.
Après une seconde relance, elle a répondu brièvement : « Le Groupe de la Banque mondiale suit de près tous les incidents, lorsqu’ils se produisent, avec l’agence de mise en œuvre, en l’occurrence la NHPC. Il incombait à la NHPC [dont le Groupe de la Banque mondiale est actionnaire, NDLR] d’enquêter sur cette affaire. »
« On ne devait pas parler de “mort” »
Or sa responsabilité est aussi engagée : l’institution financière, déjà impliquée dans des scandales en République démocratique du Congo et au Kenya notamment, se doit d’avoir des partenaires irréprochables, maîtrisant tous les risques, faisant en sorte que la chaîne de sous-traitance applique les plus hauts standards en matière de sécurité et de transparence, et respecte les principes, procédures et mécanismes obligatoires de sauvegarde environnementale et sociale qui gouvernent les projets qu’elle finance, comme l’indiquent ses textes.
Les premiers jours qui ont suivi l’accident, Ruben Mpako a dû organiser lui-même les recherches pour retrouver son fils, avec des riverains et des pêcheurs. À plusieurs reprises, l’accès au site lui a été interdit.
Face à l’opacité et à l’inaction de CCN et de NHPC, il s’est rendu le 4 septembre 2023 au siège du consortium, à Yaoundé, pour obtenir des réponses. Il n’oubliera jamais ce que les responsables de NHPC lui ont dit : l’un d’eux a expliqué, rapporte-t-il, que dans le contrat signé avec la Banque mondiale, « il était stipulé qu’on ne devait pas parler de “mort”. Il a ajouté que ça allait coûter trop cher à CCN ». « Si vous ramassez le corps de mon fils, vous allez donc le cacher pour satisfaire les clauses de la Banque mondiale ? » a demandé Ruben Mpako. « Ils n’ont rien répondu. »
Afin de médiatiser l’affaire, les familles Mpako et Embom ont observé le 5 septembre 2023 un sit-in à Nachtigal, filmé et amplement relayé sur les réseaux sociaux camerounais. C’est sans doute ce qui a poussé le lendemain NHPC à communiquer officiellement pour la première fois sur l’accident. CCN ne s’est de son côté jamais exprimé.
« Indemnités de décès » de 200 euros
Les jours suivants, des experts d’EDF et des militaires camerounais se sont succédé à Nachtigal pour fouiller ici et là, sans rester très longtemps. Des plongeurs des forces spéciales de la marine camerounaise sont arrivés à leur tour, le 13 septembre. Du point de vue de Ruben Mpako, tout ce que les uns et les autres ont fait n’était pas sérieux. « C’était de la diversion », dit-il.
Venue filmer les plongeurs, la télévision publique, la Cameroon Radio Television (CRTV), ne s’est pas intéressée aux parents des disparus mais a fait témoigner devant sa caméra un homme qu’elle a présenté comme un « rescapé » de l’accident. Les recherches effectuées par Afrique XXI semblent plutôt indiquer qu’il s’agit d’un membre de la marine nationale.
Dans son communiqué du 6 septembre 2023, NHPC déclarait qu’une « cellule de suivi psychologique » avait été mise en place pour « les salariés, les personnes secourues et les familles ». Ruben Mpako affirme n’avoir eu aucun soutien de quelque nature que ce soit. Et, jusqu’à aujourd’hui, il n’a pas reçu de courrier officiel de la part de CCN ou de NHPC concernant la disparition de son fils. Si Victor ne lui avait pas envoyé de vidéo ce matin-là, il n’aurait « peut-être jamais su qu’il était bien parti au travail », relève-t-il. Et si un collègue de son fils ne l’avait pas appelé pour l’avertir de l’accident, quand en aurait-il été informé ?
En octobre 2023, Ruben Mpako a découvert par hasard, en regardant une copie du dernier bulletin de paie de son fils fournie à sa demande par CCN, que la compagnie l’avait rayé de ses effectifs dès la fin du mois de septembre : une rubrique indique « indemnités de décès » et un montant, 131 250 francs CFA (200 euros). On lui a remis aussi un solde de tout compte, daté du 16 octobre 2023 et signé, contre toute logique, par un magistrat du tribunal de Nanga Eboko, où la famille a déposé plainte après l’accident.
Chantage et valse des chiffres
« Seulement quelques semaines plus tôt, le communiqué publié par NHPC disait pourtant que l’enfant était porté disparu et non décédé », s’indigne Ruben Mpako. Aujourd’hui encore, dans sa réponse à Afrique XXI, NHPC précise que Victor Mpako est « toujours porté disparu ».
Pour qu’une personne disparue soit déclarée décédée, le code civil camerounais prévoit un long processus qui passe par le ministère de l’Administration territoriale et la justice. C’est la famille qui doit faire les démarches. Le contrat de travail aurait pu, au pire, être suspendu par CCN, conformément au droit camerounais, mais pas rompu, encore moins un mois seulement après la disparition, observe un avocat camerounais spécialiste du droit du travail consulté par Afrique XXI.
Lors d’une rencontre fin 2023, CCN a proposé aux parents de Victor un dédommagement financier de 120 millions de francs CFA, une somme ramenée quelques mois plus tard à 40 millions. Ruben Mpako et son épouse n’ont pas donné suite. En 2024, une autre tentative de « règlement à l’amiable » avec NHPC et CCN n’a pas abouti : en échange de 75 millions de francs CFA, la famille devait s’engager à renoncer à toute poursuite judiciaire en cours ou à venir, au Cameroun et en France. Elle a refusé ce chantage.
Quelques ossements dans un sac
Entre-temps, en mars 2024, quelques ossements et un pantalon de travail ont été présentés aux familles des deux disparus, dans un sac estampillé NHPC. Les médecins légistes ont déterminé que ces restes appartenaient à un homme de moins de 30 ans. À ce titre, ils en ont conclu qu’ils devaient appartenir à Laurent Embom. La famille du stagiaire, qui venait de signer un accord avec CCN, n’a pas contredit ce diagnostic.
Un procès s’est ensuite ouvert, fin avril 2024, devant le tribunal de grande instance de Nanga Eboko pour « homicide involontaire et complicité d’activité dangereuse » contre le chef de la sécurité adjoint de CCN et le pilote de l’embarcation, les deux seules personnes poursuivies. Il ne s’est quasiment plus rien passé depuis car les reports d’audience se succèdent : il y en a déjà eu huit. La famille Mpako, qui n’a pas eu accès au rapport d’enquête de la gendarmerie, s’étonne que CCN et NHPC ne soient pas inquiétées.
Demandant toujours vérité et justice, Ruben Mpako a l’impression d’être face à un mur car toutes les portes qu’il essaie d’ouvrir se referment aussitôt. « Je cherche toujours mon fils », répète-t-il. Il reste hanté par les propos des dirigeants de NHPC disant qu’il ne fallait pas parler de « mort ». Le coup de fil qu’il a reçu le jour du naufrage affirmant que Victor avait été mis dans une ambulance, la manière dont les entreprises impliquées se sont comportées depuis l’accident et les incohérences qu’il a relevées au fil des mois lui font douter de la version officielle. « Où est passé notre fils ? A-t-il été enlevé ? Est-il décédé ? » ont demandé en mai 2024 les parents Mpako dans une lettre demandant assistance au Premier ministre.
Quand il a disparu, Victor venait de décrocher un nouvel emploi à Douala. Il comptait rester à Nachtigal encore un mois, avant de tourner définitivement la page.
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